Les (r)évolutions de la lecture
Des pratiques et des supports en pleine mutation
Appel à témoignages et à contributions – revue Bibliodiversité, numéro 12, mars-avril 2025
Selon l’étude de 2024 du Centre national du livre intitulée Les jeunes français et la lecture[1], un jeune sur trois ne lit plus du tout de 16 à 19 ans. De 7 à 19 ans, ils passent dix fois plus de temps sur les écrans qu’à lire des livres. Fait notable, près d’un·e lecteur/lectrice jeune sur deux fait autre chose pendant ses lectures (envoyer des messages, regarder des vidéos, aller sur les réseaux sociaux). Près de la moitié ont déjà lu un livre numérique et 42 % ont déjà écouté un livre audio. Les genres préférés des jeunes sont les BD (55 %), les mangas (47 %) et les romans (43 %). Enfin, 39 % préfèrent faire d’autres activités que lire.
Quels enseignements en tirer ? Tout d’abord, que l’évolution de la lecture est nettement orientée à la baisse chez les jeunes français·es, au profit des écrans. Les lectures de livre numériques augmentent régulièrement, mais aussi l’écoute de livres audios (+ 16 % depuis 2016) – une pratique qui sort du domaine de la lecture pour entrer dans celui de l’écoute. Les genres plébiscités par les jeunes (BD et mangas) dénotent une préférence nette pour les livres où l’image prime sur le texte. Enfin, les conditions de la pratique évoluent, révélant une fragmentation de la lecture et une association à d’autres activités culturelles : les jeunes font autre chose en lisant (ou lisent en faisant autre chose) et cette « pratique parallèle » implique l’usage d’écrans connectés.
Peu ou prou, les études dans d’autres pays et d’autres contextes culturels comparables semblent aller dans le même sens. Il semblerait donc que la mutation des pratiques et des supports s’accélère, nous plaçant peut-être face à une révolution complète de la lecture.
Trois types de mutations
Pourtant, on pourrait dire que l’on n’a jamais autant lu et que l’on n’a jamais autant écrit. En effet, l’usage massif des messageries en ligne implique une pratique de l’écriture (certes adaptée au support et travaillée d’oralité) et de la lecture (certes courte et dialoguante). Si l’écriture commence à devenir de plus en plus conversationnelle (avec l’irruption des robots dialoguant d’intelligence artificielle), la lecture ne disparaît pas en tant que telle.
Toutefois, on perçoit bien qu’elle change considérablement de nature – tout d’abord du fait de la mutation des contenus. Le texte long, présentant un contenu complexe, basé sur des références établies et sourcées, sous forme de livre imprimé, semble s’effacer progressivement pour laisser place à des textes aux contenus courts, simples, faisant la part belle au pulsionnel et à l’émotionnel, récréatifs, et s’exprimant de plus en plus sur des supports numériques.
Quant à l’irruption, partout, de l’image – y compris dans le livre imprimé alors que triomphent mangas et BD chez les jeunes, au moins dans la sphère occidentale –, elle implique elle aussi des mutations à la fois des espaces, des temps et des supports de la lecture.
Le rapprochement entre la lecture et l’écran semble désormais acté, établissant une mutation des supports de lecture ; le livre papier reste un symbole fort, mais a perdu toute exclusivité. Sa lecture devient aussi un marqueur identitaire, de sociabilisation, voir de communautarisation, en particulier chez les jeunes – le geek ou le book worm aux États-Unis désigne une catégorie aussi marquée que l’est celle de la popular girl. Le livre perd son caractère universel, transversal. On lit de plus en plus sur tablettes, sur smartphones et même, avec ses écouteurs : le livre audio marque la plus forte progression des pratiques de lecture en Occident, tout en étant encore clairement minoritaire. Nous sommes autorisé·es, par contre, à douter que l’écoute d’une bande son entre encore dans la sphère de la lecture.
Enfin, on constate une mutation des temps et de la qualité de lecture. Les temps de lecture de livres se réduisent au profit du temps d’écran. Surtout, ils se métissent d’autres pratiques culturelles, impliquant l’utilisation d’un écran connecté. Cette évolution est certainement l’une des plus saisissantes, tant le « zapping » et le « picorage » semblent mal s’accorder avec la lecture longue, qui demande une immersion.
Pourquoi lire ?
Cette lecture longue, profonde, est indéniablement en perte de vitesse. Pourquoi s’en soucier ? En effet, pourquoi lire est-il important – en dehors de toute considération culturelle, voire traditionnelle ? Maryanne Wolf, dans Lecteur, reste avec nous ! Un grand plaidoyer pour la lecture[2] explique qu’il est essentiel d’encourager la lecture sur papier, en particulier auprès des plus jeunes, tant elle aurait un impact positif sur le développement neurologique.
Une étude de 2023 publiée par Psychological Medicine[3] montre qu’un lien étroit existerait entre la précocité de la lecture plaisir et de meilleures performances cognitives (apprentissage verbal, mémoire, aptitude à l’oral et réussite scolaire) et un bien-être mental plus élevé lors de l’adolescence.
En matière éducationnelle, la plupart des pédagogues sont convaincu·es que la lecture est bénéfique. Après avoir fonctionné pendant 15 ans sur tablettes et ordinateurs, les écoles suédoises ne viennent-elles pas d’ailleurs de décider de faire machine arrière, et de revenir aux manuels scolaires papier ?
On pourrait même aller jusqu’à dire que la lecture profonde est liée au progrès humain et à la démocratie. Le livre – en particulier en sciences humaines et sociales – est souvent un facteur d’acquisition des connaissances, d’argumentation et de rationalisation, à un prix tout à fait satisfaisant, le mettant à la portée du plus grand nombre. Ce partage des savoirs (pour toutes et tous) est fort utile lorsqu’il faut répondre à des situations complexes dans un contexte démocratique non autoritaire. Le texte ultra-court, de positionnement, risque vite de se transformer en slogan, souvent identitaire et excluant – comme le montrent abondamment les publications des réseaux sociaux.
Quels que soient les indicateurs ou les études considérés, il y a donc fort à parier que la variété et la diversité de la lecture – la pratique de textes de nature, de taille et de complexité différentes – sont bénéfiques pour le développement cognitif, éducationnel et citoyen. Or, la lecture profonde disparait peu à peu du spectre des pratiques de lecture, au profit d’une lecture en superficie, courte, peu attentionnelle, de divertissement ou de dialogue.
Quelle est l’ampleur de ce phénomène ? À quoi mène-t-il ? Les pratiques de lecture sont-elles marquées par une rupture générationnelle ? L’image et le son sont-ils l’avenir de la lecture ? Comment doivent évoluer nos politiques publiques de soutien à la lecture ? Comment donner ou redonner le goût de la lecture de textes aux plus jeunes ? Selon une approche intersectionnelle, comment le genre, les catégories socio-professionnelles et les origines ethniques interagissent-elles avec les pratiques de lecture ? Autant de questions que les contributrices et contributeurs de ce numéro de la revue Bibliodiversité pourront aborder dans leurs analyses ou leurs témoignages.
Calendrier
Les contributions définitives sont attendues fin octobre-début novembre 2024. La date de publication est fixée en mars-avril 2025.
Vous souhaitez contribuer ? Pour cela, il suffit de vous manifester auprès de la Rédaction en nous décrivant brièvement votre approche du sujet : contact@double-ponctuation.com
[1] Voir https://centrenationaldulivre.fr/donnees-cles/les-jeunes-francais-et-la-lecture-en-2024
[2] Rosie & Wolfe, 2023. Maryanne Wolf est actuellement professeure à l’University of California, au sein de laquelle elle dirige le centre sur la dyslexie. Spécialiste des neurosciences, elle est notamment connue pour ses nombreuses recherches sur la lecture et son impact sur le cerveau.
[3] Voir à ce sujet l’article des Échos : https://www.lesechos.fr/weekend/perso/lire-tres-jeune-est-bon-pour-le-cerveau-1974346